Comme une alerte, un sixième sens, Olympe avait senti le drame poindre dès l'instant où elle avait franchi la porte du vaste bureau. Si elle avait été tout à fait honnête avec elle, la jeune Statler aurait admis qu'elle avait toujours su que ce moment, intense et nécessaire, serait l'un des plus difficiles à passer, non seulement pour elle mais surtout pour celle qu'elle venait voir, celle qu'elle devait avertir, celle qui devait savoir. Il fallait qu'elle sache et, d'ailleurs, Olympe ne pensait pas un seul instant à la protéger ou l'épargner. Quelque part, en venant, la jeune femme espérait lui faire suffisamment de mal pour qu'elle comprenne, pour qu'elle voit les choses comme elles étaient et non comme elle aurait aimé qu'elles soient.
Elle, c'était sa mère.
Aussi Olympe ne fût-elle pas étonnée de sentir l'angoisse montée en elle au moment où sa mère lui avait signifié qu'elle pouvait s'asseoir. Le geste était concis, propre et sans équivoque, et la fille reconnaissait bien là la grande politicienne qu'était Laura Statler. Elle l'avait toujours traitée avec autant d'égard que le moindre de ses collaborateurs, c'était dire un protocole bien rôdé qui la dispensait de toutes les attentions. L'amertume de cette idée brûla la gorge d'une Olympe qui ne fût que plus certaine de devoir dire ce que, profondément, elle avait toujours pensé.
Ainsi l'introduction fût-elle rude.
« Quoi que je dise - et crois-moi bien que cela mérite de ton temps, précisa-t-elle,
je veux que tu me laisses finir. » Si Olympe avait voulu jouxter la diplomatie dès le premier instant, le regard qu'elle gardait profondément ancré dans celui de sa mère en disait long sur sa volonté à être réellement conciliante.
« C'est important, insista-t-elle. » Car Laura Statler n'était pas la femme des compromis qu'on pouvait espérer non plus ; Olympe, elle, le savait. L'exigence, la rigueur, elle connaissait tout cela rien que par la filiation de sang. C'était aussi cela de s'appeler Statler.
Le préambule disposé et bien consciente de la relative patience de sa génitrice, Olympe ne laissa pas la moindre seconde lui filer entre les mains ; d'ailleurs, sa promptitude, proche de la précipitation, la confondit dans un manque d'égard qu'elle ne regretta qu'après coup.
« Je ne veux plus devenir avocate. » Comme l'information tomba comme un couperet, elle fût elle-même soufflée de la sécheresse de son discours. Pour autant, son esprit était tiraillé par d'autres démons.
« En fait, se reprit-elle,
j'ai déjà renoncé à ces études. Je ne suis pas là pour t'en demander ta permission. » Quoi qu'elle fût suffisamment indépendante, Olympe avait toujours fait l'objet d'ambitions digne de son statut, digne de sa mère ; voilà pourquoi cette précision prenait tout son sens.
« J'ai joué pendant des années à la fille modèle. J'ai consenti à suivre le chemin que tu m'as tracée, j'ai accepté les projets que tu as fondés pour moi et j'ai même toléré que tu ailles à l'encontre de tous les principes élémentaires de justice, mais... » Elle ne sut pas exactement pourquoi, mais Olympe ne put poursuivre immédiatement.
L'idée de blâmer sa mère ne lui était pas insupportable, loin de là, mais elle semblait refuser d'utiliser des mots qui furent trop acérés, ou seulement trop sincères. Aussi franche et aussi digne se voulait-elle, briser des éclats de verre sur la surface limpide et cristalline d'un individu ne la confortait dans aucune de ses valeurs. Ce qu'elle voulait à cette heure, c'était de la franchise. Envers elle-même, certes, mais surtout envers le monde dans son ensemble... et le monde commençait dans ce bureau.
« Je refuse d'être comme toi, trancha-t-elle finalement.
Je refuse de me retrouver à cinquante ans dans un vaste bureau d'un gouvernement hypocrite et abusif à reporter sur mon enfant mes ambitions déchus sous le méprisable prétexte de la lâcheté. Je refuse de servir une cité qui fait prévaloir les intérêts des puissants avant ceux de la communauté dans son ensemble simplement parce qu'ils sont bien-nés. Et, surtout, je refuse de passer ces prochaines années à te voir collaborer sciemment et égoïstement à la destruction d'un monde sans rien n'y avoir fait. »S'arrêter fût pénible, mais réaliser la froideur de ses propos le fût au moins autant. Olympe n'éprouva aucun remord ; mais elle ne se sentait pas mieux non plus.
« Laisse-moi essayer de changer ce monde. Cette perfection. Et si tu ne le fais pas... je crois que je n'aurais définitivement plus rien à regretter ici. »